Le patriarche bédouin Mustapha ibn Mokhta avait défendu,
avec l'aide d'Allah, sa petite tribu contre son féroce rival.
Hélas, il avait été mortellement blessé
dans le combat et il gisait, inconscient, sur le champ de bataille
couvert de morts et où tombait la nuit. Son ami de toujours, Ali le
barbier, l'identifia, soigna ses blessures et le fit transporter sur
des dizaines de kilomètres à travers le désert
du Nord de l'Arabie, jusqu'à leur camp.
Mustapha revint à lui, entouré de ses épouses,
fils, filles et petits-enfants.
-
Allah est grand, je suis encore en vie,
dit-il dans un soupir.
Je dois retourner combattre.
Le malheureux pouvait à peine soulever la tête.
-
Je t'en prie, repose-toi, mon seigneur et maître,
le supplia sa première femme, le réconfortant de
l'eau tirée d'une outre en peau de chèvre.
Tu as conduit ta tribu à la victoire. Comment te sens-tu ?
-
Comme si plus de 1.000 chameaux m'avaient piétiné,
gémit Mustapha.
Qui m'a sauvé ?
-
Ali le barbier,
répondit sa première femme.
-
Faites-le venir !
Son premier fils partit chercher Ali.
Ali, comme d'ordinaire, était occupé à tailler les
barbes des Bédouins qui ne se la taillent pas eux-mêmes et
se demandait qui taillerait la sienne. Apprenant que Mustapha avait
repris connaissance, il courut voir son amical suzerain.
Ali pénétra dans la tente de Mustapha.
-
Salaam aleikum. Vous me semblez beaucoup mieux.
-
Aleikum salaam. Grâce à toi et à Allah, j'ai eu le
bonheur de voir ma famille une fois encore. Hélas, mon pauvre
corps est irrémédiablement brisé et la mort ne se
fera pas attendre.
Il écarta d'un geste les protestations de son ami.
Inutile de s'apitoyer. Je désire te parler de la manière
dont je dois diviser ma fortune entre mes trois fils. Je les aime
beaucoup, mais ils n'ont pas l'esprit très vif. Je pense
qu'avant d'hériter de quoi que ce soit, ils devraient faire
preuve de leurs qualités intellectuelles.
Ali semble perplexe.
-
Je ne saisis pas, Mustapha.
-
Parmi mes trésors, il y a un vieux traité
d'arithmétique qui viendrait, dit-on, du grand Al-Khowarizmi
lui-même. Il traite d'un riche marchand qui possédait 17
chameaux. Il avait décidé qu'à sa mort son fils
aîné aurait la moitié de son troupeau, son
deuxième fils un tiers et son troisième un
neuvième.
-
J'ai souvenir d'un tel casse-tête. Bien sûr, cela n'a pas de
sens d'offrir à son aîné huit chameaux et demi.
-
Pas plus qu'au plus jeune un et huit neuvièmes. Il y a une
astucieuse solution au problème. T'en souviens-tu ?
-
Oui, je me la rappelle. Un vieux sage apporte un chameau
supplémentaire, portant le total à 18.
L'aîné des fils prend alors la moitié de ce nombre,
soit neuf chameaux ; le second fils un tiers, soit six chameaux, et le
plus jeune un neuvième, soit deux chameaux. Tout cela fait 17
chameaux. Ensuite le sage récupère le chameau qu'il a
prêté et tout le monde est satisfait, d'autant que les
trois fils ont plus que ce qu'on leur a promis.
-
Certes, et la connotation psychologique de l'énigme est presque
aussi fascinante que sa mathématique.
-
Mais, Mustapha, vous avez plus de 17 chameaux.
-
Certes. Trente-neuf sous la bénédiction d'Allah. De plus
j'ai promis à mon père, sur son lit de mort, de ne jamais
vendre un chameau. Il n'est pas possible d'en réduire le nombre
à 17. Bien sûr, il serait facile d'emprunter quelques chameaux
supplémentaires si cela se révélait
nécessaire. La question à laquelle je ne sais
répondre est : existe-t-il d'autres ensembles de nombres pour
lesquels la technique d'emprunt et de restitution
fonctionne ?
-
On peut toujours tripler,
dit Ali,
en partant de 51 chameaux, en empruntant 3 chameaux et en utilisant
les mêmes fractions pour le partage.
Mustapha secoua la tête et grimaça de douleur.
-
J'ai bien pensé à cela, Ali, mais il faut que le sage
nous prête trois chameaux supplémentaires.
Cela manque d'élégance.
Ali caressa sa barbe.
-
Ainsi la question subsiste : quels autres nombres de chameaux se
comportent-ils de cette curieuse manière ?
-
Oui. J'aimerais bien assigner à chaque fils une certaine
fraction appropriée au total, qui permettrait l'ajout puis le
retrait, d'un seul chameau supplémentaire.
Ali se renversa en arrière et sourit.
-
Les nombres, Mustapha, ont toujours été ma
spécialité. Je me demande ...
Son regard se perdit dans l'espace pendant quelques secondes.
Par la grâce d'Allah,
continua-t-il,
il y a peut-être une manière mais nous devons d'abord
comprendre comment l'astuce initiale fonctionne.
Mustapha se gratta la tête.
-
J'avoue être embarrassé. Le chameau salvateur
apparaît et disparaît comme un génie d'une lampe
à la mèche défectueuse.
-
Ce doit être quelque rouerie des fractions particulières
choisies,
dit Ali.
Avec 12 chameaux et des fils touchant un demi, un tiers et un
sixième, cela ferait 6 chameaux pour l'aîné,
4 pour le second et 2 pour le cadet. Et aucun chameau
supplémentaire n'est nécessaire ... Eurêka !
Je crois entrevoir un rai de lumière. Les trois fractions ne
doivent pas avoir pour somme un, sinon un tel artifice ne marcherait
pas, car tous les chameaux seraient répartis sans qu'il en reste
un seul. Voyons, que vaut la somme 1/2 + 1/3 + 1/9 ?
-
Ah, 17/18,
dit Mustapha.
Bien sûr ! Les fils n'héritent que des 17/18 du nombre total de
chameaux. Si ce total est 17, on ne peut le diviser exactement,
mais si le total est 18 chacun reçoit une partie de 18 et il
reste un chameau.
Une idée le traversa soudain.
Ce sage loueur de chameaux était-il vraiment un homme sage ?
Il ne fit jamais remarquer à quiconque que la somme des
fractions n'était pas égale à un !
-
C'est au contraire dans cette discrétion que siège
sa sagesse,
affirma Ali.
L'astuce fonctionne, car la somme des trois fractions assignées
aux fils est une fraction dont le numérateur est
inférieur d'une unité au dénominateur,
dit il.
Ici le numérateur est 17 et le dénominateur 18.
Un large sourire illumina son visage.
-
Il y a beaucoup de telles fractions. Pour tout entier
d
supérieur à 1, on peut choisir pour somme
(d-1)/d
... J'y suis ! Vous avez 39 chameaux, n'est-ce pas ?
-
Oui.
-
Alors, tout ce que nous avons à faire est de choisir trois
fractions de somme 39/40, dit Ali. Par exemple :
1/2, 1/4 et 9/40.
Il se retourna triomphalement, mais son enthousiasme
fut de courte durée.
-
Il semble que cela vous laisse froid, Mustapha ?
-
Cette solution manque de simplicité, Ali.
Chaque fraction doit être de la forme un sur quelque chose.
Un sur trois, ou 1 sur 19. Et non 9 sur 40.
-
Ah, vous désirez des numérateurs
égaux à un ?
-
Précisément.
-
En bref, vous recherchez une solution, en nombres entiers,
de l'équation
1/a
+ 1/b
+ 1/c
= (d-1)/d
.Vous voulez exprimer
(d-1)/d
comme somme de trois inverses. Les Egyptiens utilisèrent
souvent des fractions sommes d'inverses ; aussi la somme de
1/a
, 1/b
et 1/c
est-elle dénommée fraction égyptienne.
-
J'ai trouvé une manière de simplifier ton
équation
dit le patriarche. Et il écrivit :
Ali se frappa les cuisses de plaisir.
-
Ainsi, si a = 2, b = 3 et c = 9, alors d
doit être 18, puisque 1/2 + 1/3 + 1/9 = 17/18 = 1 - 1/18. Il nous
reste à trouver une autre solution à votre
4-équation égyptienne : trouver
quatre entiers dont un soit la somme des inverses.
Les sourcils de Mustapha se froncèrent.
-
Je vois pour le moins une autre solution, dit-il : 1/4 + 1/4 +
1/4 + 1/4 = 1. Et au-delà ?
-
Nous devons trouver toutes les solutions
de votre équation ?
Ali saisit un morceau de papier.
-
C'est un sujet délicat, ce que les mathématiciens
appellent une équation diophantienne, c'est-à-dire une
équation qui doit se résoudre uniquement à l'aide
d'entiers. De fait, dans ce cas, d'entiers positifs. De telles
équations furent étudiées par Diophante
d'Alexandrie autour du
IIIème
siècle de notre ère.
Mustapha se tourna péniblement dans son lit pour apaiser
ses douleurs.
Ne serais-tu pas trop ambitieux, Ali, en cherchant toutes
les solutions ? Il peut y en avoir beaucoup !
-
En général, les équations diophantiennes n'ont pas
énormément de solutions,
répondit Ali,
encore qu'il y ait des exceptions. Et, dans ce cas ...
Il commença à griffonner sur le papier.
-
Je pense pouvoir prouver qu'il n'y a qu'un nombre fini de solutions.
De plus, cette preuve nous permet de les trouver toutes, et de
manière systématique. Parmi elles, peut-être s'en
trouvera-t-il une qui vous conviendra. Supposons que les nombres
a, b, c, d rangés par ordre
croissant, soient a ≤ b (a est
inférieur ou égal à b) et b ≤
c ≤ d; alors a est, au plus, égal
à 4. En effet, si a est supérieur ou égal
à 5, alors b, c et d valent aussi au moins
5, et la somme des inverses ne saurait être 1, puisqu'elle serait
inférieure ou égale à
1/5 + 1/5 + 1/5 + 1/5 = 4/5.
Mustapha était perplexe :
En quoi cela nous aide-t-il ?
-
Nous savons aussi que chacun des nombres est au moins égal
à 2, sinon la somme commencerait pas 1/1 = 1 et serait
nécessairement supérieure à 1. Il n'y a donc que
trois cas à envisager pour a : 2, 3 ou 4. Si a
= 2, l'équation devient : 1/2+ 1/b
+ 1/c + 1/d = 1.
Il simplifia un peu cette équation et celle des autres cas.
Elles devenaient : la somme 1/b + 1/c + 1/d
doit valoir 1/2 si a = 2 ; 2/3 si a = 3
et 3/4 si a = 4
Mustapha paraissait désarçonné :
Mais, Ali, tout ce que tu as fait est de remplacer une
équation par trois équations !
-
Oui, Mustapha, mais chacune est à trois variables au lieu de
quatre initialement. Et, qui plus est, je peux répéter
le même raisonnement sur ces équations. Ainsi pour la
première d'entre elles, 1/b + 1/c + 1/d
= 1/2, il est clair que b, qui vérifie b ≤
c ≤ d, ne saurait dépasser 6, sinon la somme
vaudrait au plus 1/7 + 1/7 + 1/7 = 3/7, qui est inférieur
à 1/2. De même, pour la seconde équation b
vaut au plus 4 et, pour la troisième, b vaut encore au
plus 4. Donc les trois cas, suivant la valeur de a, se
subdivisent en un nombre fini de sous-cas en fonction des valeurs
de b.
-
Et alors,
dit Mustapha tout excité,
tu utilises le même artifice à nouveau !
-
Précisément. Comme je l'ai dit, si 1/b +
1/c + 1/d = 1/2, alors b est au plus égal
à 6. Et comme a = 2 et a ≤ b, on a
b ≥ 2, mais b = 2 ne convient pas (la somme commence
par 1/b = 1/2 et, donc, est trop grande), et donc b
≥ 3. Avec b = 3, il vient 1/3 + 1/c + 1/d =
1/2, soit 1/c = 1/d = 1/6.
-
De laquelle,
s'écria Mustapha,
nous déduisons que c est au plus 12, puisque 1/13 + 1/13
= 2/13, qui est inférieur à 1/6.
-
Exactement. Et cela donne un nombre fini de sous-cas pour c
et, pour chacun d'eux, une unique valeur de d, que nous
pouvons calculer exactement. Par exemple, si a = 2,
b = 3 et c = 11, alors d doit vérifier
1/2 + 1/3 + 1/11 + 1/d = 1, d'où d = 66/5.
Comme d n'est pas entier, il n'y a pas de solutions avec
a = 2, b = 3 et c = 11. En revanche,
si a = 2, b = 3 et c = 10, alors 1/2 + 1/3 +
1/10 + 1/d = 1 et si seulement si d = 15.
Il y a cette fois une solution. Sous forme générale,
pour a, b et c choisis, il n'y aura une solution
que si d est entier. Mieux encore, le même argument
s'applique à toute équation de la forme
1/a + 1/b + ... + 1/z = p/q,
ou p et q sont des entiers positifs donnés
et a, b, ..., z des entiers positifs cherchés.
Il n'y a donc qu'un nombre fini de manières d'écrire
une fraction quelconque donnée en fraction égyptienne
à nombre de termes fixé, et toutes les solutions peuvent
s'obtenir par une suite de déductions simples.
Mustapha toussa, puis cracha du sang.
-
Il semblerait que tu aies prouvé un théorème
très général, Ali.
-
Précisément. A présent, accordez-moi quelques
instants pour que je calcule toutes les solutions de
votre équation.
Ali écrivit avec fougue
(voir le tableau ci dessous).
-
Je trouve exactement 14 solutions différentes et, à
présent, la manière de partager entre vos fils saute aux
yeux, fit remarquer Ali. La toute première solution est
1/2 + 1/3 + 1/7 + 1/42 = 1. Mustapha, si vous possédiez 41
chameaux, vous pourriez décréter que votre fils
aîné hériterait de la moitié du troupeau,
votre second fils du tiers et le troisième d'un septième.
Si, alors, vous mourez, qu'Allah ne le permette, ils devront trouver un
42ème chameau pour satisfaire vos
volontés. Alors l'aîné recevra 21 chameaux, le
second 14 et le troisième 6.
Le mourant étreignit les mains du barbier.
-
Ali, tu as répondu à mes vux. Il ne me reste
qu'à acquérir deux autres chameaux. Que les termes du
partage soient rédigés sur-le-champ...
Une rumeur s'amplifia à l'extérieur de la tente.
Soudain un petit garçon fit irruption. Le patriarche
le fixa d'un regard ferme, mais doux.
-
Oui, Hamid ? Est-il dans tes habitudes d'approcher le chef de ta
famille d'une aussi brusque façon ?
-
Pardonnez-moi, maître Mustapha ibn Mokhta. Votre troisième
femme, Fatima, vient de vous donner un fils !
Votre quatrième fils !.
Ce texte est extrait de l'excellent livre
L'univers des nombres
de
Ian Stewart
aux
Éditions Belin
-
Pour la science
il ne vous reste plus qu'à vous mettre dans la peau d'Ali et de relever ce nouveau défi. Ne trainez pas, reprenez le raisonnement du brave Ali et n'oubliez pas que Mustapha ibn Mokhta, n'a plus que quelques heures à vivre. La naissance de son quatrième fils lui a provoqué une violente émotion ! |
a | 1-1/a | b | 1-1/a-1/b | c | 1-1/a-1/b-1/c | d |
2 | 1/2 | 2 | 0 | |||
1/2 | 3 | 1/6 | 6 | 0 | ||
7 | 1/42 | 42 | ||||
8 | 1/24 | 24 | ||||
9 | 1/18 | 18 | ||||
10 | 1/15 | 15 | ||||
11 | 5/66 | |||||
12 | 1/12 | 12 | ||||
1/2 | 4 | 1/4 | 4 | 0 | ||
5 | 1/20 | 20 | ||||
6 | 1/12 | 12 | ||||
7 | 3/28 | |||||
8 | 1/8 | 8 | ||||
1/2 | 5 | 3/10 | 5 | 1/10 | 10 | |
6 | 2/15 | |||||
7 | 11/70 | |||||
1/2 | 6 | 1/3 | 6 | 1/6 | 6 | |
3 | 2/3 | 3 | 1/3 | 3 | 0 | |
4 | 1/12 | 12 | ||||
5 | 2/15 | |||||
6 | 1/6 | 6 | ||||
2/3 | 4 | 5/12 | 4 | 1/6 | 6 | |
4 | 3/4 | 4 | 1/2 | 4 | 1/4 | 4 |